La Liberté

L’apprentissage du monde à l’envers

Publié le 01.04.2020

Temps de lecture estimé : 3 minutes

Lettre à nos aînés

Ma chère maman, «mieux vaut ça qu’une jambe cassée», m’as-tu répété à chaque chute de vélo ou petite déception durant mon enfance. Apparemment, toute une génération de personnes nées comme moi dans les années 1970 a été élevée avec ce dicton. Une façon de relativiser les problèmes et de se souvenir qu’il y a des choses plus pénibles dans la vie.

Sauf que cette fois, le coronavirus est plus grave qu’une jambe cassée. Et que ce n’est pas toi qui t’inquiètes pour moi, mais moi qui m’inquiète pour toi et pour papa. Ce Covid-19, c’est l’apprentissage du monde à l’envers. Les enfants font la leçon à leurs parents. J’ai dû vous enguirlander quand vous m’avez avoué être allés acheter des œufs chez Denner. Un carton d’œufs! Rien de bien dramatique, à première vue. Difficile de faire le lien entre une petite sortie au magasin et un hôpital débordé de gens qui ont besoin d’une assistance respiratoire.

Et pourtant, ce lien existe. Tu entres dans ta quatre-vingtième année, tu fais dorénavant partie des «personnes à risque». Ce n’est pas très agréable pour une femme hyperactive, un brin rebelle, qui a travaillé toute sa vie, d’être considérée comme une personne vulnérable. Tu refuses ce qualificatif et la suppression de l’indépendance qu’il signifie.

Car tu le sais bien, toi, qu’il y a sur notre planète des millions de gens qui sont bien plus à plaindre. Que des milliers de réfugiés s’entassent dans des camps surpeuplés sur l’île grecque de Lesbos, qu’ils n’ont même pas de savon, et que leur situation est absolument dramatique. Oui, ces personnes-là méritent le qualificatif de «vulnérables» et auraient un besoin urgent d’être évacuées et mises en sécurité. Oui, ces femmes, ces hommes, ces enfants qui ont dû fuir la guerre et doivent maintenant affronter la pandémie, démunis et désespérés, ceux-là ont besoin de notre soutien. Pas toi. Tu t’insurges de voir l’inaction de nos gouvernements, tu me demandes: «Que pouvons-nous faire pour les aider?»

Et pourtant, aujourd’hui, c’est à toi, c’est à vous, les personnes âgées ou malades, que notre communauté pense. C’est de vous dont nous voulons prendre soin en suspendant momentanément notre vie. Alors tu as accepté mes remontrances, et dorénavant, vous restez à la maison. Je passe vous livrer les courses et vous voir de loin, dans le jardin. Je n’ai pas pu embrasser papa pour son anniversaire. J’aimerais tellement vous prendre dans mes bras, mais je dois vous protéger, parce que je vous aime. Et parce que cette fois, les conséquences seraient plus graves qu’une jambe cassée.

Manon Schick, Directrice d’Amnesty international suisse, Lausanne


» Cette opération de solidarité est lancée de concert avec d’autres quotidiens régionaux de Suisse romande: Le Quotidien Jurassien dans le Jura, Arcinfo à Neuchâtel, Le Journal du Jura (Berne francophone) et Le Nouvelliste, en Valais. La Côte, basée à Nyon, et le magazine Générations se sont également joints au mouvement.

Mais la solidarité ne se confine évidemment pas aux seules rédactions. C’est pourquoi nous vous lançons un appel, à vous, chers lecteurs: écrivez vous aussi votre lettre à nos aînés et faites-nous la parvenir par courriel à l’adresse suivante: redaction@laliberte.ch. Nous publierons les plus belles dans nos prochaines éditions.

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